
Pour une fois, il l’avait promis, et ce dès la campagne présidentielle. Macron voulait s’attaquer aux régimes spéciaux de la retraite, au millefeuille administratif qu’il est, et il le fait, façon Blitzkrieg – comme tout ce qu’il entreprend. Mais le souci, c’est que le rapport Delevoye, qui prépare cette réforme d’envergure, va bien plus loin qu’une simplification, et casse notre système de redistribution solidaire intergénérationnel très durement, rendant tout le monde perdant. Mais ça, les médias ne le disent pas…
Les médias ne parlent que des régimes spéciaux, en les dénigrant, en les culpabilisant, sans dire qu’ils ont été négociés à la base pour équilibrer des salaires modestes (profs, cheminots, personnel soignant) ou des conditions de travail pénibles, comme du travail de nuit ou dangereux (cheminots, personnel soignant). Du coup, la grande masse des personnes ne travaillant pas dans ces trois secteurs hautement nécessaires au bon fonctionnement de toute société pourrait avoir tendance à se désolidariser de cette grève, vécue comme sectaire, communautaire,une grève de nantis (on se marre si on les compare aux actionnaires…) s’accrochant à leurs « privilèges » (on insiste sur les guillemets).
Mais l’esprit de cette grève, ce n’est pas ça. Et pour le comprendre, il faut soigneusement éviter de regarder BFMTV ou LCI.
L’esprit néo-libéral de la réforme
Pour le comprendre, il faut regarder d’où vient cette réforme, de quel état d’esprit, de quel monde, et regarder aussi les autres réformes que ce monde (qu’on définira comme étant capitaliste et ultra-libéral) nous pond depuis quelques décennies : baisse des cotisations chômage et culpabilisation des chômeurs, délit de solidarité envers les étrangers et envers les SDF, flexibilisation du marché de l’emploi, aides aux grands patrons sans contrepartie, loi protégeant ces grandes entreprises des lanceurs d’alerte, refus d’augmenter le SMIC, durcissement des conditions de vie des immigrés, baisse des impôts sur les grandes fortunes, utilisation d’idées d’extrême-droite pour diviser la population, criminalisation des pensées non-capitalistes, violences policières, scandales à répétition chez LREM…
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Ce monde-là ne peut imaginer une réforme des retraites vers le haut. Il ne peut que criminaliser notre système, soi-disant trop généreux, soi-disant trop rigide, soi-disant trop “socialiste”, pour en faire un nouvel outil pour le monde de la finance (en faveur du régime de retraite par capitalisation), au détriment du plus grand nombre.
C’est ainsi que la fable s’est écrite dans les médias mainstream, alors même que la Sécurité Sociale n’est pas en déficit (dit autrement, c’est un déficit sciemment organisé), alors même que l’allongement de la durée du travail est un non-sens dans un monde où il n’y a pas assez de travail pour tous, et où l’espérance de vie en bonne santé est très inégale, et stagne pour les plus précaires.
C’est ainsi qu’il faut donc lire cette réforme, qui va écraser les plus faibles au profit de la grand-messe de la libéralisation économique qui ne profite qu’à quelques grandes fortunes… Mais vous le savez, on le sait tous, dans leur monde dystopique et de plus en plus autoritaire, “there is no alternative”…
Point variable et allongement de la durée de cotisation : tous perdants
Déjà, le Gouvernement a annoncé que la part de la richesse consacrée aux retraites restera bloquée à 14 % du budget de l’Etat. Mathématiquement, comme la population vieillit et qu’il y aura de plus en plus de retraités, le montant individuel des pensions va baisser pour tout le monde, pas que pour les « privilégiés » des régimes spéciaux : c’est factuel.
Selon H. Sterdyniak, économiste à l’OFCE, « le ratio retraités-actifs va obligatoirement évoluer à la hausse. L’objectif est donc de baisser progressivement le niveau des retraites, de l’ordre de 25% d’ici à 2050 ». La réforme va donc baisser fortement le pouvoir d’achat des retraités !
Comment orchestrer cette baisse ? Par le système par points, pardi !
Avec une retraite par points, le montant des pensions dépend de la valeur du point, valeur qui peut être modifiée à n’importe quel moment par le gouvernement et par Bercy. C’est ce que François Fillon expliquait en 2016, sourire au lèvres face à de nombreux patrons qu’on imagine satisfaits…
#Fillon (candidat #LR) devant les grands patrons : « Le système par points en réalité ça permet une chose, qu’aucun homme politique n’avoue. Cela permet de diminuer chaque année la valeur des points et donc de diminuer le niveau des pensions. » #5décembre #Grève_Générale #Retraites pic.twitter.com/jmxQfV47rD
— Angry_Bisounours (@lapin47) December 2, 2019
La valeur du point sera votée chaque année par les députés avec le projet de loi de financement de la Sécurité Sociale. La Sécu, autrefois intégralement gérée par les organes paritaires, est, par réformes successives « récupérée » par l’Etat.
Ces réformes successives sont par exemple le CICE, qui réduit les cotisations sur les bas salaires et donc met artificiellement en déficit les caisses de Sécurité Sociale. C’est aussi la hausse progressive de la CSG, cotisation qui remplace les cotisations sociales préalablement supprimées, mais cette fois non plus via les caisses de la Sécu mais via l’État. Le tout pour permettre aux gouvernements d’imposer des économies de fonctionnement, comme ils l’ont fait sur la Sécu et les hôpitaux depuis que leurs budgets sont votés par le Parlement. Voire, comme le redoute le Président de l’Institut de la Protection Sociale, d’utiliser cette nouvelle manne financière (un potentiel « pactole ») pour combler ses dettes, au détriment des épargnants…

Une réforme qui désavantage tout le monde, certains plus que d’autres
Le passage à un système par points concerne tout le monde, salariés du privé comme du public. C’est donc une réforme qui, si elle est adoptée, fera de tous les Français des perdants. Mais certains plus que d’autres.
Surtout si l’on ajoute que désormais (si la réforme passe), le calcul de la retraite ne se fera plus sur les 25 meilleures années de carrière (pour le privé, certains régimes spéciaux se basant sur un calcul sur les dernières années voire les derniers mois) mais sur l’intégralité de la carrière. Là encore, la baisse sera mathématique, pour tout le monde. Et pour les femmes et les salariés précaires, qui subissent davantage les boulots à temps partiel, les CDD et intérims, et les salaires réduits, c’est la double peine : en plus du point qui peut varier (à la baisse, pour respecter un budget ne dépassant pas les 14% du PIB), les galères de leur vie leur pèseront toujours et encore lorsqu’ils seront au 3ème age. Super.
Même pour les plus diplômés, entrant tard sur le marché du travail, le nombre d’années de cotisation risque de les faire travailler jusque tard, très tard.
En Suède, modèle de référence de Macron (toujours côté libéralisation), le passage à la retraite par points en 1994 a fait baisser les pensions de 92% des femmes ! Aujourd’hui 16% des personnes âgées suédoises vivent sous le seuil de pauvreté, soit plus du double qu’en France. La valeur du point y a baissé à plusieurs reprises, en fonction de la conjoncture : de 3% en 2010, de 4,3% en 2011 et de 2,7% en 2014. C’est ce qui nous attend aussi.
Des avantages ?
Le Gouvernement a multiplié les interventions télé pour rappeler que la réforme intégrait le fait qu’il y aurait 1000 euros minimum de pension de retraite garantis à tous. Oui, mais garantis à quel prix ? Si la condition, c’est d’avoir cotisé toute sa vie de travailleur (43 ans aujourd’hui), sans période de chômage, sans congés maladie ou maternité (fin de la comptabilisation des trimestres), sans période de sous-emploi (temps partiel, intérim), c’est une fausse promesse, car il est juste normal d’avoir droit à 1000 euros de pension de retraite (cela devrait même être plus élevé) après une vie entière de dur labeur.
Mais ceci n’est même pas garanti. En effet, Macron a promis de ne pas toucher à l’âge légal de départ à la retraite, maintenu à 62 ans. Mais en contrepartie, il a prévu quelque chose de plus pervers : le projet de loi détermine un âge pivot en-dessous duquel vous ne partiriez pas à la retraite avec une pension complète. Bilan : vous pourrez toujours partir à 62 ans, mais plus pauvre (donc sans garantie d’avoir 1000 euros de pension). Et puis, soyons honnêtes : même si vous aviez 1000 euros vraiment garantis, sans bosser plus, sait-on quel pouvoir d’achat représenteront 1000 euros dans 20 ans ? Dans 50 ans ? Peut-être à peine l’équivalent de 700 ou 800 euros aujourd’hui… Elle est pas belle, la vie !
Autre écueil qui ressemble plus à une injustice qu’à autre chose. Le projet prévoit que les salaires de plus de 10 000 euros ne cotisent que 2,8% sur leurs salaires au-dessus de 10 000 euros, dix fois moins que ceux à moins de 10 000 euros (qui cotiseront 28%). Pourquoi une telle décision, alors même que les inégalités de fortune explosent et que tous les Français réclament plus d’égalité ?
Ce cadeau aux plus riches leur permettra de toucher un meilleur salaire net, c’est factuel. Mais le Gouvernement assure que cela sera contrebalancé par le fait que ces mêmes riches toucheront, au moment de la retraite, une pension bien moins élevée qu’auparavant.
Certes, mais pendant beaucoup plus longtemps, leur espérance de vie étant de plus de 10 ans plus élevée que celle des ouvriers ou employés… C’est donc fortement injuste, financièrement, sanitairement, socialement.
Et pourquoi donner aux plus riches un statut différent des autres, et les exonérer de leur devoir de solidarité (déjà allégé par la suppression de l’ISF) ?
Réforme des #retraites : « Le gouvernement a un problème avec la notion de justice » estime Thomas Piketty
— France Inter (@franceinter) December 2, 2019
Ecoutez l’entretien avec l’économiste en intégralité au micro de @LeaSalame : https://t.co/dfAJlAFiG6 pic.twitter.com/qepYEskidh
Cette fausse bonne idée va les renforcer dans leur délire sécessionniste (contre un Etat socialiste qui leur volerait tout) et les encourager à passer par l’épargne individuelle ou par capitalisation, tout en affaiblissant la Sécurité Sociale, qui permet à la France d’avoir une population âgée avec l’un des taux de pauvreté les plus faibles du monde.
Grand argument de la réforme, celle-ci permettrait une meilleure lisibilité. Oui ? Que nenni. Entre la valeur du point qui sera entre les mains des politiciens, des régimes spéciaux diabolisés mais d’autres conservés (tiens, si cette réforme est si cool, pourquoi les politiciens eux-mêmes, les militaires, les policiers n’en bénéficient pas et conservent leurs “méchants” régimes spéciaux ?), on ne peut pas vraiment dire que cette réforme se justifie avant tout par une meilleure lisibilité.
Qu’elle permette à certains indépendants de toucher une pension de retraite, c’est tout à fait légitime. Qu’elle fasse baisser la retraite de tous, en diabolisant quelques métiers dits “favorisés” (tout en conservant des avantages à d’autres) pour faire passer la pilule, c’est indigne.
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Ce que nous voulons !
Des solutions pour ne pas envisager les réformes ultra-libérales de Macron comme les seules possibles, il y en a plein (ceci est loin d’être exhaustif, et reste plus réformiste que révolutionnaire) !
1/ Annuler toutes les exonérations de cotisations des bas salaires : car ce sont ces exonérations qui créent artificiellement des “trous” dans les caisses (et encore, les “trous sont relatifs comme l’explique très bien l’économiste Christien Eckert dans Alternatives Economiques) et favorisent ce genre de réformes qui désavantagent tout le monde
2/ Augmenter le SMIC : eh oui, car cela ferait mathématiquement augmenter les cotisations sociales, et donc permettrait de renflouer les caisses de la Sécu, et donc permettrait de mieux payer les malades, chômeurs, familles, retraités. Rappelons que ce sont les travailleurs qui enrichissent les patrons, et pas l’inverse. Il serait temps que la balance s’équilibre un peu, non ?
3/ Augmenter les salaires des femmes au niveau de celui des hommes à expérience et diplômes égaux. Là encore, l’augmentation des cotisations serait automatique.
4/ Cesser les discriminations à l’embauche. Ne nous méprenons pas : il y a beaucoup moins d’emplois disponibles que de chômeurs. Néanmoins, certains, dans le public (prof par exemple) mais aussi dans le privé (certains métiers indépendants) sont fermés aux étrangers, alors qu’ils ne trouvent pas preneurs. 5 millions d’emplois sont fermés aux étrangers. Cessons ces discriminations ridicules.
5/ Mieux partager le travail, en diminuant le temps de travail. Il nous faut plus de travailleurs pour cotiser plus et assurer la pérennité de notre système de solidarité intergénérationnelle. Il n’y a pas assez d’emplois. Améliorons tous nos conditions de vie en partageant le travail, passons aux 28h/semaine. De nombreuses études montrent que le regain de motivation consécutif à ce genre de mesure permet de maintenir un taux d’efficacité stable, malgré les heures en moins ! Vous vous rendez compte. Cela permettrait même à votre patron de continuer à vous payer pareil !
6/ Taxer les riches : eh oui, les inégalités explosent, Arnault est devenu la première fortune mondiale. C’est bien la preuve que ce n’est pas la France qui est pauvre, mais que la France est appauvrie par quelques-uns qui profitent bien du travail des autres. Ce sont à eux qu’il faut demander des efforts de solidarité.
7/ Lutter contre l’exil fiscal : c’est une évidence, mais toute la fortune (60 milliards ? 80 milliards ?) qui échappe à la taxation est autant de fortune en moins dans les caisses. Et c’est une honte. Les vrais anti-patriotes, les vrais traîtres, ce sont eux !
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En voici plein, des idées contre leur monde, et qui démontrent que des alternatives, il y en a pléthore. Mais pour les entendre, pour les voir, pour les comprendre, il faut éteindre BFM et LCI, et s’informer différemment, en allant en manif par exemple !
Enfin, concernant la grève, il est important de rappeler que les preneurs d’otages, les précurseurs du mouvement social, ce sont les politiciens, les dirigeants, les dominants, pas ceux qui réagissent pour se défendre. D’ailleurs, il faut dire et rappeler qu’à l’écoute des usagers, le syndicat SUD rail a demandé à sa direction (les grands patrons de la SNCF) une grève par la gratuité.
« Les cheminots travaillent et les gens ne paient pas leur billet. On remplirait l’objectif de blocage économique de la grève, sans l’impact sur les déplacements, ce serait parfait. L’entreprise serait obligée d’écouter. »
Un bon moyen de ne pas être qualifié, de manière abusive mais systématique par les médias chiens de garde et les leaders politique de la majorité de « preneurs d’otages ».
Résultat : Refus de la SNCF et du Gouvernement.
Bilan : Les preneurs d’otages sont bien à la tête de la SNCF et du Gouvernement. Faites passer le mot si vous vous retrouvez avec des râleurs le 5 ou le 6 décembre, ou tous les autres jours d’ailleurs.
Bon décembre de manifestations, de grèves et de blocages à tous !
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Sources :
https://www.alternatives-economiques.fr/comprendre-a-novlangue-retraites/00091151
https://www.alternatives-economiques.fr/christian-eckert/retraites-mauvais-comptes-gouvernement/00090285
https://rapportsdeforce.fr/classes-en-lutte/retraites-a-points-les-salaries-du-prive-ont-tout-a-y-perdre-11094818
https://rapportsdeforce.fr/classes-en-lutte/reforme-des-retraites-les-carrieres-gruyere-des-femmes-vont-se-payer-cash-11234959 https://actu.fr/societe/greve-illimitee-partir-5-decembre-ne-pas-payer-tickets-ratp-sncf-une-bonne-idee_29518564.html