L'Indigné du Canapé

Le fonctionnement de la pensée complotiste

Les complots existent. Ils ont existé dans le passé, certains se jouent en ce moment même, et le futur nous en réserve d’autres. Mais.
Le complotisme, c’est considérer que les complots sont le principal – voire l’unique – moteur de la progression du monde. Le complotisme, c’est accorder trop d’importance à certains individus ou événements et par la même occasion, construire une fiction qui biaise la réalité des rapports de domination, lisse la complexité des structures économiques et sociales, masque certaines problématiques politiques ou environnementales (on voit clairement la distinction entre complot, complots et complotisme)… C’est une technique adorée par l’extrême-droite – car elle permet d’attaquer ses cibles favorites sans se soucier d’être factuelle ni remettre en cause le capitalisme -, et qui s’est développée en force depuis 5-10 ans et l’essor des réseaux sociaux.

Raisonnons à l’aide d’un exemple absurde :

Comment le complotisme fonctionne-t-il ?

Ce qui est exceptionnel dans ce diptyque, c’est que c’est exactement comme cela que pensent les complotistes ou conspirationnistes : ils pensent à rebours, comme le ferait un auteur de romans policier pour construire son intrigue, reconstituant linérairement et rationnellement les actions non-coordonnées de millions d’individus pour trouver « à qui profite le crime ? ». C’est pour cela que, à rebours, Bill Gates est devenu la cible numéro 1 des causes du COVID-19 chez les complotistes.

Nos croyances, et donc le sens que l’on met dans ce qui se passe autour de nous, nous viennent de notre éducation (de notre socialisation plus précisément), du développement de notre esprit critique à l’adolescence, mais aussi de notre construction à l’âge adulte. Bien souvent, les théories du complot fonctionnent particulièrement chez des personnes se sentant perdues dans ce monde, se vivant comme en opposition avec les normes des autorités légales (politiques, économiques, médiatiques, scientifiques), et cherchant des solutions alternatives aux grandes explications officielles.

Sauf que le cerveau humain est paradoxalement plein de biais dont il faut avoir conscience et avec lesquels il faut savoir composer (méthodes que la science utilise dans ses raisonnements et protocoles, pas les théoriciens du complot). Existent :
le biais de confirmation (ne retenir que ce qui va dans son sens),
le biais de représentativité (faire d’un cas une vérité générale),
le biais de disponibilité (ne voir que l’information mise en avant, problème quand on sait que les Fake News sont plus rapides à produire et plus visibles que les autres), etc.
la difficulté à distinguer corrélation et causalité (quand deux faits ont lieu au même moment par exemple, rien ne dit qu’il a causalité entre les deux, c’est-à-dire que l’un explique l’autre : il faut pouvoir le prouver)
la dissonance cognitive : c’est le fait que le cerveau comble « automatiquement » les trous, cherche à résoudre les situations illogiques, quitte à déformer les faits, car il a « horreur du vide »
Enfin, les théories du complot ont ceci de séduisant qu’on ne peut pas démontrer scientifiquement qu’elles sont fausses, vu qu’elles se basent sur plein d’éléments disparates n’ayant pas forcément de liens entre eux. On ne peut pas prouver l’inexistant…

On l’a dit, des complots peuvent exister, oui. Mais aucun esprit humain, que ce soit celui d’un professeur émérite et expérimenté ou celui de l’ado du coin, n’a les capacités de penser toute la complexité du monde. Même un expert, un chercheur avec 15 ans d’expérience, un politologue, un médecin, cherchant à expliquer précisément le fonctionnement du capitalisme du XXIème siècle, ou encore le problème de la déforestation, ou le fonctionnement des vaccins, a besoin de mois de recherches, de mois d’écriture, de la validation de ses pairs, d’éventuellement retoucher son travail, pour donner un aperçu complexe et relativement précis d’une situation, d’un domaine, d’une réalité… Il peut se tromper sur ce qu’il explique à propos d’un pan du monde, mais les marges d’erreurs sont réduites par divers processus d’interaction-validation.

Alors comment imaginer qu’un individu lambda, expert en rien, soit capable, en 20 minutes, ou même 2 heures, à tracer des liens soi-disant évidents entre les vaccins (lesquels exactement ?), une pandémie (dont on ne sait encore pas grand-chose), certaines multinationales (lesquelles précisément ?), des dizaines de gouvernements à travers le monde, « Big Pharma » (qui exactement ?), etc. ?
« La nature a horreur du vite », l’esprit humain cherche toujours à créer du sens là où il n’y a que de l’incertitude. Sauf que cela aboutit à des raisonnements ultra-simplistes. C’est imprécis, c’est inexact (confus, d’où l’expression de confusionnisme), et cela a la fâcheuse tendance à pousser à l’étonnement, à l’adhésion et… à l’inaction.

Pourtant, nous avons tous une puissance de penser, une puissance d’agir. Il existe dans ce monde des rapports de force, une logique de classe, et donc des espaces pour lutter et faire émerger un autre futur. Mais le complotisme, en se focalisant sur quelques individus ou quelques sociétés boucs-émissaires aux plans idéaux et incontournables, tend à rendre quasiment impossible la révolte, le renversement, la révolution. C’est une mystification.
Être critique du/des pouvoir.s et ne pas croire sur parole sa propagande, c’est sain. Croire sur parole la propagande de mystificateurs sous prétexte qu’on veut « remplir son vide », c’est contre-productif. Un non-sens.

Pourquoi cela fonctionne-t-il ?

On l’a dit, les théories du complot fonctionnent car nous vivons dans un monde où la défiance envers les autorités est forte, et cela se justifie, puisque les autorités aussi mentent, sont attirées par l’appât du gain, trichent, volent, etc. La vérité n’est pas l’apanage des classes dominantes (notamment politiques et économiques), loin s’en faut, et il est sain de douter, et de s’informer de manière complémentaire aux informations officielles.

Néanmoins, il faut quand même placer sur deux plans différents l’information qui émane de sources officielles et celle qui émane de petits acteurs individuels.
Certes, la première est prise dans des logiques de pouvoir, d’argent, certes elle cache ou se trompe parfois, mais elle est aussi institutionnalisée, avec des journalistes formés, reconnus par leurs pairs, qui jouent leur crédibilité, qui peuvent se faire licencier s’ils multiplient les erreurs, etc. (ne pensez pas qu’à la TV, pire source d’information, mais aussi à la radio, aux journaux, qui sont souvent plus crédibles car plus précis, mais aussi moins lus…). De la même manière, un médecin ou un scientifique reconnu risque gros à publier une information reconnue a posteriori comme erronée (même s’il peut bénéficier d’une hype à court terme s’il est le premier à « trouver » quelque chose)…

La seconde avance sans retenue, sans contrainte institutionnelle, peut fonctionner sans qu’on sache qui la finance, sans se soucier de faire un travail vérifié, sans crainte de licenciement. D’autant plus quand on sait que les théories complotistes font plus de buzz que les travaux sourcés et de longue haleine, on voit bien l’effet pervers qui peut consister à émettre des avis toujours plus tranchés, toujours plus imprécis voire faux, afin de gagner en popularité. Mais cette popularité ne s’appuie pas sur la véracité et la qualité des informations partagées, mais sur un levier bien plus puissant (et dangereux) : la haine des « élites ». Ceci permet de construire des communautés très captives, car toujours plus convaincues de leur cause à mesure que celle-ci perd en rationalité (c’est paradoxal).

C’est d’autant plus paradoxal que de nombreux théoriciens du complot médiatiques (YouTubeurs, conférenciers, blogueurs, etc.) en ont fait un véritable business. Ils critiquent un système qu’ils reproduisent. C’est là qu’on peut observer très concrètement les limites idéologiques de ces pseudo-penseurs. Ils critiquent les élites mais se construisent en élites. Ils critiquent les multinationales mais vendent des produits pour toucher des commissions. Ils critiquent la mondialisation mais sont partis vivre en Europe de l’Est, au Vietnam ou au Japon, pour une meilleure « qualité de vie ».

Malheureusement, des chercheurs, spécialisés dans les questions de croyance – le sociologue G. Bronner en l’occurrence – expliquent qu’il est très difficile de faire changer d’avis un croyant (dans la théorie du complot).

Cela paraît sensé. Les complotistes, contrairement à ce qu’ils répètent à l’envi (« fais tes propres recherches, ne sois pas un mouton, réfléchis par toi-même ») ne réfléchissent plus, ne confrontent plus les sources, persuadés que tout ce qui est institutionnel est faux. Ils croient aveuglément, sans esprit critique concernant ce (et ceux) en quoi et en qui ils croient…

Paranoïa et aveuglement

Quand on critique les théories du complot, qui noient la lutte politique dans un marasme où tout se mélange, on devient subitement pour certains… un promoteur du système !?

Je travaille depuis 7 ans, bénévolement et loin des puissances d’argent, à fournir des analyses critiques propres à remettre en question le fonctionnement structurel de ce monde (en me basant sur des travaux sérieux au niveau politique, social, économique, médiatique et écologique) et d’en imaginer un nouveau… Mais quand je critique des personnes qui se satisfont tout à fait de la crise et du capitalisme pour vendre leurs produits, JE deviens le laquais du système, et les petits vendeurs de complots, eux, en deviennent les combattants ? Logique illogique. Aucune nuance n’existe plus alors. La dichotomisation et le discrédit sont immédiats. On ne peut pas critiquer toutes les mystifications visant à rendre les individus passifs, qu’elles viennent de l’Etat, des entreprises ou des petits complotistes (eux-mêmes étant de petites entreprises).

Paradoxalement, chaque nouveau post contre le complotisme me vaut une perte d’abonnés.
Au contraire, chaque fois qu’un complotiste ouvre la bouche, il fait des milliers voire des millions de vues et engrange des centaines voire des milliers d’abonnés. Le complotisme fait vendre, bien qu’il agisse comme une communauté qui se sent soudée par la paranoïa, l’idée d’être persécutée, seule contre tous. Cela renforce l’idée qu’ils ont raison, qu’ils dérangent, alors qu’ils sont inutiles dans la lutte contre la transformation nécessaires des structures injustes de ce monde, et participent à disloquer la cohésion sociale et notre capacité à converger pour cette lutte…

Les complotistes médiatiques surfent sur des algorithmes qui valorisent le contenu trash, excessif, voire faux, nous surfons sur un long processus d’émancipation de toutes les oppressions. Même les plus inconscientes, celles qui parlent à vos colères et à vos peurs.
Malheureusement, instrumentaliser une rage inoffensive contre un pouvoir qui ment est plus efficace que rechercher l’émancipation, l’égalité, l’autonomie, même si cela se fait dans le tâtonnement et le doute.

On peut se tromper, mais il faut avoir conscience qu’on peut se tromper… Or le théoricien du complot, par définition, ne doute pas, car il ne cherche plus que ce qui confirme ce qu’il veut trouver.

Comment lutter ?

En une phrase, il faut apprendre l’autodéfense intellectuelle. Plus spécifiquement :
comprendre que notre cerveau nous trompe, et se forcer à douter, à remettre en question tout ce qui fait appel à nos émotions
apprendre à analyser les discours, que ce soit ceux des dominants (politiciens, journalistes, économistes de TV, publicités et marketing, etc.) ou ceux des critiques de la domination, qui reproduisent souvent les mêmes schémas.
ne pas liker ou partager n’importe quoi : il faut vérifier les sources des sites, des pages de réseaux sociaux, comprendre « qui » parle, dans quel intérêt et sur quelles bases, mais aussi croiser les sources pour comparer les discours, les zones d’ombre…
suivre des pages de debunkers (ceux qui vérifient les infos et débusquent les Fake News), et leur signaler des contenus dangereux (possible de le faire aussi auprès des réseaux sociaux, en cas de dires ou faits hors-la-loi)
aller lire des recherches scientifiques, ou des vulgarisations de qualité (car la plupart des commentateurs, que ce soit à la TV ou sur YouTube par exemple, sont des vulgarisateurs de vulgarisateurs, et peuvent être moins précis (et je me mets dans le lot)
se former politiquement, bordel : comprendre que les problématiques de notre monde sont liés à des systèmes de pensée et de valeurs, et qu’il en existe d’autres. Ceux qui ne parlent pas de ces autres cadres théoriques se contentent (bien) de ce système. Ils ne sont dont pas une solution, mais la continuité du problème.

Je sais que je ne vais – encore – pas ne me faire que des amis avec cet article. Que certains vont commenter une demie-phrase sortie de son contexte car ils se sentiront visés, et s’empêcheront de réfléchir franchement à leurs pratiques face à l’information (scientifique et médiatique).
Je prends le risque. Il faut vraiment mettre les pieds dans le plat et y aller franchement.

Les liens invisibles qui nous unissent dans nos savoirs quant à certains faits (scientifiques, historiques) sont précieux et doivent être conservés. Autrement, c’est la porte ouverte à tous les révisionnismes, et à tous les totalitarismes.
Ayons cela en tête et refusons la facilité.

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Sources :

https://dijoncter.info/nous-avons-decouvert-l-incroyable-secret-des-theories-du-complot-1921
https://www.science-et-vie.com/archives/notre-systeme-cognitif-s-enferme-dans-ses-propres-croyances-32233
https://www.pourlascience.fr/util/chutier/pourquoi-les-faits-ne-suffisent-pas-a-convaincre-gens-quils-ont-tort-12504.php

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